Les valeurs, la motivation et l’attitude pèsent plus lourd que le diplôme

Comment recruter d’une autre façon en période de pénurie sur le marché du travail? Est-il judicieux, en tant qu'entreprise, de participer à la surenchère salariale ou de se lancer dans la concurrence du bureau le plus “cool”? De même, les managers sont-ils toujours nécessaires, à présent que le leadership participatif semble particulièrement en vogue? Trois managers expérimentés s'expriment sur l'avenir du travail à partir de cinq suggestions.

Qui?
- Claire Tomasina, HR Manager chez Elia
- Ann De Ryck, HR Director chez Inetum-Realdolmen
- Pieter Janssens, CEO d’iO


Suggestion 1: Faut-il rester borné au modèle classique de recrutement, qui veut que les candidats aient le bon diplôme et répondent à un certain nombre de critères prédéterminés? Ou renoncer à trouver la perle rare et revoir ses exigences à la baisse?

Ann De Ryck:
“Pour moi, le postulat de départ est bancal. Ce n'est pas parce que vous élargissez le vivier dans lequel vous pêchez que vous abaissez vos exigences. Pour ce qui me concerne, le diplôme peut encore être considéré comme un billet d'entrée, même si, chez Inetum-Realdolmen, nous nous sommes affranchis de ce critère il y a plusieurs années déjà. Principalement parce que la pertinence du diplôme diminue: la technologie évolue si vite que même avec un diplôme fantastique en poche, vous ne serez plus techniquement à jour après quelques années si vous ne continuez pas à apprendre. Nous préférons nous concentrer sur le potentiel et l'attitude des candidats.”

Pieter Janssens: “Tout à fait d'accord! En outre, à mon avis, vous n'êtes pas une perle rare au simple motif que vous présentez un diplôme approprié. Pour nous, il est nettement plus important que la personne nous corresponde en termes de valeurs, de dynamisme et de culture de travail. Est-elle capable d'apprendre en permanence? La sensation face au candidat pèse donc plus lourd que le diplôme.”

Claire Tomasina: “Nous tentons nous aussi de nous focaliser sur l'attitude et le potentiel d'évolution du candidat. Pour acquérir les compétences spécifiques liées au travail, la formation approfondie est en effet toujours possible. Selon moi, c'est une évolution qui se poursuivrait même sans la pénurie actuelle de main-d'œuvre. Pour une relation fructueuse à long terme, les candidats doivent avant tout correspondre aux valeurs de l'entreprise, et inversement. La complémentarité d'un candidat au sein d'une équipe existante est au moins aussi importante à nos yeux: si vous disposez d'un grand nombre de cadres supérieurs, vous pouvez parfaitement vous permettre de compléter cette équipe par des juniors inexpérimentés, ou même par des personnes très motivées mais affichant un parcours totalement différent.”

N'est-il pas difficile de convaincre tous les membres de l'entreprise de cette nouvelle approche? Recruter un candidat doté du bon diplôme, cela revient en quelque sorte à du “plug & play”, alors qu'avec votre approche, il reste sans doute un gros travail de peaufinage…

Ann De Ryck: “Bien sûr. Je n'appellerais pas cela du ‘peaufinage’, ceci dit; j'évoquerais plutôt un investissement dans l'apprentissage et le développement. Nous aidons nos managers à penser de manière plus large. Et cela s'applique à l'orientation de nos nouveaux collaborateurs.”

Pieter Janssens: “Nous devons par ailleurs investir constamment dans les collaborateurs existants. S'ils ne suivent pas régulièrement des cours de recyclage, ils finiront par être hors-jeu.”


Suggestion 2: Sur ce marché du travail très tendu, la recherche de bons profils commence-t-elle de plus en plus tôt, et dans ce cadre, recruter sur le campus est-il un mal nécessaire? Ou le pendule en la matière est-il allé trop loin, et devrions-nous mettre l’accent sur les candidats disponibles et immédiatement employables?

Claire Tomasina: “Si le recrutement sur campus demeure crucial, nous nous rendons régulièrement dans les écoles secondaires, voire primaires, pour mieux faire comprendre la transition énergétique. Cela relève en partie de notre rôle social. Et nous espérons dans le même temps motiver indirectement les jeunes à faire certains choix d'études. À cette fin, nous disposons même d'une simulation mobile d'un poste à haute tension que les écoles peuvent visiter. Elia en bénéficiera-t-elle immédiatement? Peut-être pas, mais notre secteur en récoltera probablement les fruits à plus long terme.”

Pieter Janssens: “D'une part, nous, les entreprises, devons réfléchir à la manière dont nous pouvons aider le secteur de l'éducation. De l'autre, l'éducation doit nous fournir des travailleurs bien formés. Il s'agit d'une interaction dont les deux parties ne tireront des bénéfices qu’à un horizon éloigné. Les entreprises doivent donc continuer à approcher les universités et les écoles supérieures, jusqu’aux écoles secondaires, afin d’encourager les jeunes le plus tôt possible et de les enthousiasmer pour notre secteur ou notre spécialisation.”

Ann De Ryck: “Absolument! Et cela s’explique aussi par la nécessité d’atteindre davantage de diversité dans les profils. On ne peut le faire enthousiasmant une population étudiante aussi diversifiée que possible, dès l'école secondaire, sur les possibilités qu'offre par exemple un programme d'études en informatique. Notamment en utilisant des exemples concrets dans lesquels l'informatique ou la technologie joue un rôle décisif. La probabilité que nous, en tant qu'entreprise, en récoltions directement les fruits n'est peut-être pas tangible d’emblée, mais à long terme, cela nous permet d'élargir le vivier de profils.”
 

Suggestion 3: Les candidats très recherchés dans les secteurs à pénurie n'hésitent pas à faire jouer la concurrence entre entreprises en matière de salaire ou d'avantages sociaux. Faut-il s'en tenir à des salaires “normaux” – même si la concurrence propose davantage – ou faut-il nécessairement participer aux enchères?

Ann De Ryck:
“Plutôt que de recourir systématiquement à de la surenchère, nous nous concentrons explicitement sur d'autres facteurs qui font la différence, de notre culture d'entreprise familiale à notre offre de formation très complète. Nous avons constaté que, pour de nombreux jeunes, cet aspect compte au moins autant que le salaire; l'entreprise doit être en mesure de les encourager en permanence en leur proposant des missions intéressantes et de nouveaux défis. Vous pouvez vous sentir obligé de surenchérir si vous avez vraiment besoin de quelqu'un pour un poste ou une technologie donnés… Nous n'optons pas pour cette approche, cependant, car elle ne fonctionne pas dans la durée. Il ne faut pas négliger les collaborateurs qui travaillent dans l'entreprise depuis beaucoup plus longtemps. Pour nous, l'équité interne est essentielle. Nous défendons certaines valeurs; si quelqu'un préfère aller travailler ailleurs juste parce qu'il peut y gagner 100 euros de plus, son choix ne s'intègre peut-être pas dans notre culture d'entreprise.”

Pieter Janssens: “Il faut pouvoir défendre la tête haute une certaine offre salariale. Tant à l'égard de vos concurrents – personne ne veut avoir la réputation d'“acheter le marché” – que de vos propres employés.”

Cela dit, l'évolution des circonstances, à savoir un marché du travail des plus tendus, appelle peut-être une approche différente?

Pieter Janssens:
“En tant qu'entreprise, souhaitez-vous privilégier le court terme? Cela comporte des risques à long terme. D'autres employés pourraient quitter le navire au motif que leurs conditions sont moins généreuses. En outre, vous prenez des risques en adaptant votre politique salariale à la pénurie actuelle du marché du travail. Si nous tombons en récession l'année prochaine, vous serez coincé avec des salaires excessifs… Il est beaucoup plus logique de doper l’attractivité de l'ensemble de votre environnement commercial pour être plus compétitif.”

Claire Tomasina: “Il faut rester compétitif, oui, mais il faut aussi être capable de se diversifier dans l'ensemble de l'offre. Les jeunes diplômés n'ont généralement pas les mêmes priorités que les quadragénaires, et en tant qu'entreprise, vous pouvez en tirer pleinement parti. D'autres facteurs jouent un vrai rôle dans ce cadre: l'environnement de travail, la flexibilité, etc. Dans une entreprise comme Elia, il convient aussi d'épingler la pertinence sociale: contribuer à la transition énergétique est, pour beaucoup de gens, un véritable défi pour 2022.”
 

Suggestion 4: Les jeunes d'aujourd'hui s'attendent à pouvoir travailler au moins de manière hybride, quand ils ne refusent pas carrément de venir au bureau. En tant qu'employeur, faut-il se plier à cette nouvelle exigence? Ou est-il préférable d'attendre encore un peu?

Pieter Janssens: “Je suis convaincu que le travail flexible est une tendance de fond, même s'il est selon moi un peu trop tôt pour changer complètement notre politique à partir de l'expérience des deux dernières années. On ne demande pas le samedi matin à une personne qui a la gueule de bois d'estimer sa future consommation d'alcool.”

Ann De Ryck: “Chez Inetum-Realdolmen, en revanche, nous souhaitons faire la différence sur ce point. Dans notre nouvelle politique, le travail indépendant du temps et du lieu occupe une position centrale. À l'exception de certaines activités, bien sûr, où le fait d'être au bureau et l'interaction entre les employés recèlent clairement une valeur ajoutée. Dans le même temps, une société de conseil en informatique telle que la nôtre doit bien sûr tenir compte des souhaits du client. Si celui-ci insiste pour que nos consultants soient présents au bureau quasiment en permanence, nous en discuterons d'abord avec lui. Si cette discussion ne change rien à sa détermination, nous tenterons de déployer sur un autre projet les consultants qui préfèrent ne pas travailler au bureau tous les jours. Le dialogue constant avec les clients et les employés reste donc incontournable; nous ne voulons perdre aucun d'entre eux.”

Aujourd'hui, un lieu de travail attrayant peut également constituer un facteur important de la politique de fidélisation. Devons-nous investir davantage dans des bureaux à la mode, situés aux meilleurs endroits?

Ann De Ryck: “Pour être honnête, rien n'a changé pour nous à cet égard. Voici quelques années, nous avons investi dans des bureaux agréables, dotés d'un espace extérieur servant réellement de lieu de rencontre. Et nous voulons continuer à l'améliorer. S'il s'avère que nos employés demandent plus de bureaux satellites afin de perdre moins de temps durant leur trajet domicile-lieu de travail, cette question sera certainement sur la table. La proximité des clients et de nos employés actuels et potentiels est essentielle pour nous. Dans la mesure où nous souhaitons recruter 400 candidats dans toute la Belgique, une répartition des bureaux est appropriée.”

Pieter Janssens: “Cela fait trois ans que nous parlons de ‘campus’, nous n'utilisons même plus le terme ‘bureau’. Non pour la dimension plus branchée du terme, mais parce qu'il s'agit d'un concept totalement différent: vous y rencontrez des clients et des collègues, mais c'est tout à la fois un lieu ouvert où tout tourne autour du contenu. Grâce aux formations et aux séminaires, vous vous appuyez sur le contenu mais vous le restituez aussi au monde extérieur. Chaque année, nous organisons quelques dizaines d'événements, de formations et de séminaires sur chaque campus, auxquels tout le monde est convié. Parallèlement, à travers ces campus, nous nous profilons auprès des employés avec nos propres restaurants, un service de repassage, des installations de fitness et un coach ‘vitalité’. Nous montrons ainsi notre volonté d'améliorer de manière significative la qualité de vie de nos employés. La fidélisation de ceux-ci est au moins aussi cruciale que leur recrutement, c'est pourquoi nous jugeons de notre devoir de leur offrir un lieu de travail agréable.”

Claire Tomasina: “Ces derniers mois, nous avons investi dans des espaces de réunion supplémentaires dans nos bureaux. Si les gens viennent encore au bureau aujourd'hui, l'accent est généralement mis sur le travail en commun ou le brainstorming. Et puis, nous avons la chance de disposer déjà de 10 bureaux répartis dans tout le pays. Ainsi, personne ne doit se rendre à Bruxelles tous les jours si cela lui fait perdre trop de temps.”


Suggestion 5: Le leadership sera participatif ou ne sera pas, et l'intrapreneuriat ne saurait être encouragé uniquement au travers d'une boîte à suggestions. Les anciens modèles hiérarchiques doivent-ils être repensés de fond en comble ou faut-il éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain?

Pieter Janssens:
“En 2022, il faut créer un environnement dans lequel les collaborateurs peuvent prendre au maximum leurs propres décisions. C'est ce qu'on appelle, pour utiliser une expression à la mode, les ‘équipes autogérées’. Vous devez leur laisser la possibilité de présenter de nouvelles initiatives et propositions. En même temps, les structures doivent être solides et les accords très clairs; sinon, vous ne pourrez jamais donner de vraie liberté à vos employés. Par rapport aux anciennes structures hiérarchiques, les responsabilités finales au sein d'une équipe donnée peuvent désormais être très largement réparties. Et chacun est libre d'assumer ou non telle ou telle responsabilité. C'est un modèle auquel je crois fermement.”

Claire Tomasina: “Une organisation plus plate, dans laquelle les collaborateurs peuvent mener à bien des projets principalement en cocréation, gagnera sans aucun doute en importance dans les années à venir. Mais dans cette optique, nous nous focalisons sur le développement du leadership, à tous les niveaux, afin de promouvoir ce type d'organisation autogérée. C'est le style de leadership qui stimulera et aidera à façonner le développement de nouveaux modèles de travail, nous en sommes convaincus.”

Ann De Ryck: “Je suis tout à fait d'accord, nos people managers sont le vecteur principal de ce changement. Nous investissons donc continuellement dans leur développement afin qu'ils soient équipés pour relever ces défis.”